De nombreux économistes sont en alerte. Depuis le milieu de la dernière décennie, les gains de productivité ont clairement ralenti, avant même la grande crise de 2008. Et parmi les économistes qui proposent des solutions, il y a les « techno-optimistes » et les « techno-pessimistes ». Les premiers pensent que les innovations technologiques récentes vont, à terme, booster la productivité, et les autres pensent que ses bienfaits demeureront limités. Les 2 s’accordent sur les conséquences potentiellement négatives des nouvelles technologies sur l’emploi.
La promesse des innovations technologiques
Il y a les techno-optimistes qui affirment que les avancées technologiques n’ont pas encore eu le temps de produire leurs effets sur le monde du travail. Mais lorsque ça sera le cas, elles vont entrainer des baisses des coûts de production, qui se répercuteront sur les prix à la consommation. Ils prennent modèle sur la loi de Moore, selon laquelle la puissance des processeurs double tous les 18 mois, pour expliquer que les résultats de la croissance vont devenir spectaculaires. C’est ce que pensent par exemple Ray Kurzweil, auteur, ingénieur, chercheur, et futurologue ou Andrew McAfee, co-directeur de l’initiative MIT sur l’économie numérique, et du Center for Digital Business au MIT Sloan School of Management. Ils prédisent que d’ici à 2050 on devrait pouvoir faire tenir l’intelligence d’un cerveau humain sur une clé USB. Et d’ici à 2070, c’est la totalité de l’intelligence humaine qui pourrait être téléchargée.
Erik Brynjolfsson, aussi co-directeur de l’initiative MIT sur l’économie numérique, et professeur au MIT Sloan School of Management, est optimiste car « le nouvel âge de la machine est numérique, exponentiel et combinatoire. » Lorsque les biens sont numériques, ils peuvent être répliqués de manière parfaite, à un coût proche de zéro. Par ailleurs, la numérisation du monde peut le mesurer, et cette capacité est la clé de la science et du progrès. Les progrès sont exponentiels car les ordinateurs s’améliorent de plus en plus rapidement. Et ils sont combinatoires, car chaque innovation permet de réaliser de nouvelles innovations. Grâce à ces 3 caractéristiques, on observe une vague d’innovations importantes, comme l’émergence des robots qui effectuent les tâches en usine, de l’intelligence artificielle qui permet de rendre des voitures autonomes, et de l’accès à l’information de manière gratuite (Wikipedia, Google, Skype) qui est déterminante en matière d’innovation et ne coûte pratiquement rien. Pour Erik Brynjolfsson, il faut être patient et optimiste car « toutes les implications du nouvel âge de la machine vont prendre au moins un siècle pour se matérialiser pleinement mais elles sont impressionnantes. »
Et il y a les techno-optimistes qui pensent que les effets des nouvelles technologies sont déjà là. C’est le cas de Nouriel Roubini, docteur en économie et professeur à l’Université de New York. Pour lui, les effets s’observent partout. Par exemple, dans l’énergie, avec les grands progrès en matière de renouvelables et de stockage, grâce aux réseaux intelligents ; en biotechnologies, avec l’utilisation des données pour la thérapie génique; en technologies de l’information, avec le big data, l’internet des objets, et l’intelligence artificielle ; et enfin dans la production industrielle avec la robotique, l’automatisation, ou encore les imprimantes 3D.
Quels sont les impacts de ces innovations sur la productivité ?
Toujours pour Erik Brynjolfsson, qui se base sur des recherches du Centre d’études Maddison et du bureau BEA, la productivité est à son plus haut niveau, et augmente plus rapidement que pendant la deuxième révolution industrielle. D’ailleurs à l’échelle du monde, les revenus ont augmenté plus rapidement au cours de la dernière décennie que jamais auparavant.
Les techno-pessimistes eux pensent que l’impact de ces innovations sur l’économie est très faible, et qu’elle est loin d’apporter les progrès que ceux de l’industrie, de l’automobile, du téléphone, de l’avion ou de l’électricité avaient apportés en leur temps.
Pour Martin Wolf, journaliste économique, la productivité de bougera pas car les grands progrès de l’humanité sont derrière nous. Ces progrès ont permis aux gens des pays les plus riches de manger à leur faim, de se déplacer sur de grandes distances, de régler la température à des niveaux confortables, et de bénéficier de la lumière artificielle la nuit. Et dans les pays moins riches, les habitants espèrent encore avoir droit eux aussi à ce bien-être. Il s’appuie sur les travaux de l’économiste Robert Gordon pour montrer que la révolution industrielle de la fin du XIXe siècle ridiculise la «troisième révolution industrielle» des TIC à laquelle nous assisterions. Car Facebook, l’iPad et plus généralement Internet ne valent rien face aux progrès passés comme l’eau potable, l’électricité, la réfrigération, les égouts, la vaccination, les antibiotiques. « Le soi-disant big data aide certainement à la prise de décision. Mais beaucoup de ses produits –le trading ultra-rapide, par exemple– sont soit socialement et économiquement sans objet, soit possiblement néfastes. L’impression 3D est une activité de niche –amusante, mais il est peu vraisemblable qu’elle révolutionne l’industrie manufacturière.»
Et le chômage dans tout ça ?
Productivité ou pas, les 2 camps s’accordent sur le fait que les machines et algorithmes se substituent à l’emploi humain. Les technologies détruisent de l’emploi de qualifications moyennes et faibles, qu’elles aggravent les inégalités de revenus et favorisent les ultra-qualifiés qui eux bénéficient des opportunités de la mondialisation. Pour Marc Andreessen, investisseur à la Silicon Valley, le marché du travail va se scinder en deux parties : «les gens qui donnent des ordres aux ordinateurs et ceux à qui les ordinateurs donnent des ordres».
Pour Martin Wolf, le grand débat à venir ne portera pas sur la technologie mais sur l’organisation politique qui en découlera: la question de la redistribution des richesses produites devra être posée. Il envisage un revenu universel puisé sur les revenus de la propriété intellectuelle et incite ses contemporains à s’emparer de ces défis qui sont essentiellement politiques.
Pour Eric Brynjolfsson, le problème vient du fait que les gens se positionnent en concurrence de la machine, alors que l’on devrait apprendre à travailler avec elle. Notre grand défi est de créer une organisation où les humains pourront travailler en équipe avec les ordinateurs, car c’est la synergie des 2 qui seule pourra assurer la productivité.