Le dark Net sert aussi à communiquer sans être repéré

Tribune publiée dans Le Monde le 12/11/2021

Internet est devenu un outil au service du développement économique, décorrélé de son projet initial. En attendant de trouver la manière de dépasser les écueils dans lesquels cela l’a mené, il y a la possibilité des Darknets.


L’internet avait pour projet initial de décentraliser et de désintermédier les échanges afin de partager de l’information. Il s’inscrivait dans un projet de rupture, qui promettait de créer de nouveaux systèmes ayant pour but d’accroitre les libertés individuelles, et de promouvoir l’autonomie. C’est dans ce lieu de tous les possibles que l’on a trouvé une nouvelle inspiration après l’explosion de la bulle internet des années 2000, et l’essoufflement de la société de services. L’internet promettait d’être le nouveau moteur de croissance économique. Et comme les utilisateurs n’étaient pas prêts à payer pour consommer ces nouveaux services, les entreprises leur ont proposé gratuitement, en échange d’utiliser leurs données à des fins publicitaires. Cette nouvelle économie est en train de nous faire basculer dans une société de services algorithmiques. Mais tout système entraine des dérives. Il s’agit ici de celles de l’addiction, du non-respect de la vie privée, de la surveillance, ou encore de l’influence comportementale.

Dans ce contexte où l’internet conditionne désormais la rentabilité de nos économies, est-il réaliste de se demander s’il est possible de le refonder pour retrouver son intention d’origine ? Nombreuses sont les initiatives qui tentent d’y parvenir. Par exemple, pour changer la donne en matière de confidentialité des données et rendre les échanges plus transparents, La Quadrature du Net (Association de défense des droits et libertés des citoyens sur Internet) encourage notamment à généraliser l’utilisation les logiciels libres (open source), ainsi que les services décentralisés comme ceux de la blockchain. D’autres voix, comme celle de l’association Panoptykon (association polonaise de défense des libertés individuelles et des droits de l’homme contre le développement des technologies de surveillance) propose de ne plus laisser la possibilité aux entreprises de deviner qui nous sommes mais de leur fournir directement ces informations.

Si la technologie est un outil au service de la croissance – c’est-à-dire un moyen et non une fin – elle est impuissante à renverser à elle seule notre modèle économique. Car ce dernier repose sur un système complexe et ne peut compter sur un seul de ses éléments pour se transformer. Mais en attendant son évolution, il y a la possibilité des Darknets. Sur ces réseaux internet alternatifs à celui que nous utilisons tous les jours, il est difficile de collecter des données personnelles, et d’identifier les utilisateurs. Il en existe des dizaines, dont Tor, qui est le plus célèbre d’entre eux, avec 2 millions d’utilisateurs par jour. La France en est le 6ème utilisateur au monde derrière l’Allemagne, les Etats Unis, Les Emirats Arabes Unis, la Russie et l’Ukraine (selon les « Tor metrics »

Bouc émissaire

Les Darknets ont été inventés dans les années 1970 par le gouvernement de la marine américaine, qui avait besoin d’anonymiser ses connexions. Ils créèrent des réseaux isolés d’Arpanet (l’ancêtre de l’Internet) capables d’échanger des données de manière non traçable. Tor est maintenu par une organisation à but non lucratif, le Tor Project, auquel contribuent de nombreux mécènes comme l’Electronic Frontier Foundation, Human Rights Watch, et Freedom of the Press Foundation. Le réseau est encore financé à 90% par le gouvernement américain au titre de la lutte contre le terrorisme, la censure et la surveillance dans certains pays (comme la Chine ou l’Iran). Pourtant, l’administration américaine n’hésite pas à le dénoncer. C’est le cas aussi en France, où on reproche régulièrement à ces réseaux de constituer une zone de non droit propice aux complots terroristes. Il est récurrent de les diaboliser car cela permet aux politiques de trouver des boucs émissaires, et aux entreprises qui vivent de la collecte de données privées de les décrédibiliser. Or, les derniers attentats en Europe ont montré que les terroristes privilégient des moyens de communication très banals comme des téléphones jetables, les réseaux sociaux et des applications de messagerie chiffrées à l’instar de Telegram. On sait aussi que les sites illégaux ne représenteraient que 2 % des sites atteignables via Tor (« Empirical analysis of Tor hidden services », Université de Portsmouth, 2016).

Le réseau de la dissidence

Les Darknets servent à réaliser des opérations illégales – c’est le cas par exemple des sites Silk Road, AlphaBay ou encore Hansa qui ont été fermés et condamnés par le FBI – mais aussi à communiquer et à rechercher des informations sans être repéré par des gouvernements ou d’autres organisations. Il est donc beaucoup utilisé par des journalistes, des lanceurs d’alertes, des dissidents et des cyber militants. Mais on y trouve aussi des militaires, des policiers, et des citoyens souhaitant préserver leur vie privée. D’ailleurs, les premiers promoteurs des Darknets sont les associations de journalistes. Par exemple, Reporter sans Frontières propose un kit de survie numérique, qui n’est rien d’autre qu’un guide d’accès au Darknet. Le Centre for Investigative Journalism (TCIJ) en Grande Bretagne propose le même type d’outil.
Sans Darknets pas d’Edward Snowden, de Frances Haugen, ou encore de révélation des écoutes par Pegasus. Ils permettent de dévoiler des scandales d’Etat et actions illégales, et de les dénoncer de manière anonyme. Car même dans nos pays démocratiques, ce type de dénonciation est susceptible d’être poursuivie. Ce fut le cas par exemple avec la condamnation des deux lanceurs d’alertes dans l’affaire des Luxleaks. Et dans les pays très peu soucieux des libertés individuelles où certains sujets ne peuvent être abordés librement comme en Chine, en Russie, en Ukraine, en Ouganda, ou en Afrique du Nord, les Darknets permettent à des dissidents opposés au régime en place de relayer leurs idées, aux communautés homosexuelles de s’exprimer, ou encore aux Printemps Arabes de voir le jour.

Cet article est écrit par Claire Gerardin, freelance en rédaction tech et scientifique, attachée de presse, communicante