Le chercheur en « humanités digitales » Antonio Casilli, auteur de Against the Hypothesis of the End of Privacy avec Paola Tubaro et Yasaman Sarabi, défend l’idée que la vie privée n’est pas morte. Son périmètre est simplement en plein remodelage, entre « entrepreneurs de morale » (Facebook, Google), et internautes, appelés à devenir eux-mêmes leurs propres « petits entrepreneurs en capital social ».
Le rapport Colin/Collin sur la fiscalité numérique a mis en lumière la question de la donnée personnelle, celle que l’on donne gratuitement en remplissant formulaires ou pages Facebook et dont les géants du web font leur miel. Dans quelles mesures faut-il les protéger au nom de la vie privée ?
Les géants du web insistent sur le fait que l’on va assister à un changement d’époque et aujourd’hui les individus ont tendance à ne plus protéger leur vie privée. En 2010 Mark Zuckerberg affirmait « public is the new norm ». Si auparavant les gens n’étaient pas à l’aise quand au partage de leurs informations, on assiste aujourd’hui à un changement, un glissement des sensibilités sur ce sujet. Et Facebook affirmait qu’il ne faisait que suivre ce changement sociétal.
Tout utilisateur peut être considéré comme un collaborateur de Google ou Facebook : il travaille gratuitement à donner des informations sur lui pour que les géants du web puissent gagner de l’argent en vendant des fichiers de ces données qui permettent d’afficher de la publicité contextuelle. C’est l’exploitation du travail numérique. Ces bases de données font la richesse de ces entreprises, elles alimentent l’économie numérique.
Avant de chercher à protéger sa vie privée il y a la phase de partage, de mise à nu. Il y a un moment de dévoilement initial qui sert pour bâtir du capital social. Le risque de perte de contrôle sur sa vie privée vient donc aussi du fait que les autres peuvent réutiliser cette information, la poster à l’infini, et à des fins qui sont de leur propre choix. Donc pour Antonio Casilli, la vie publique c’est la surveillance participative, c’est-à-dire qu’on est plus face au big brother mais au big others. Ce ne sont pas uniquement les autorités centrales qui peuvent capturer passivement ce que nous partageons en ligne, c’est aussi les autres avec qui nous partageons qui peuvent nous dévoiler.
D’un point de vue conceptuel la notion de vie privée est en train de changer, de se métamorphoser, on ne la reconnait plus, mais elle n’est pas en train de disparaitre. Par contre il faut s’attendre à des réactions de plus en plus violentes et cycliques. Depuis 10 ans Facebook est confronté à des luttes importantes avec ses utilisateurs concernant le sujet de la vie privée, il y a des pétitions régulières des utilisateurs qui s’insurgent et s’organisent et Facebook est revenu en arrière 80% du temps.
Il est de l’intérêt de ces entreprises de protéger la vie privée de leurs utilisateurs car c’est devenu une niche marketing, un vecteur commercial de croissance. Ces entreprises montrent d’ailleurs un intérêt croissant pour certains services et applications qui sont vendues pour protéger les données privées. Pas étonnant après les milliards de dollars perdus par Google, Facebook et les autres suite à l’affaire Snowden, à cause de la perte de confiance. D’autres systèmes se mettent en place pour véritablement gérer la protection de la vie privée, notamment la cryptographie qui se développe très rapidement. Les révélations de la NSA ont généré des grandes pertes de chiffres d’affaires pour les acteurs américains du cloud, qui ont été estimées à plusieurs milliards de dollars. Donc regagner la confiance doit passer par la reconnaissance de la vie privée. Les entreprises font fausse route si elles ne le font pas et les utilisateurs doivent prendre conscience de leur pouvoir, en termes de censure commerciale et en termes de protection, via les mesures légales qui sont à leur disposition.
Un récent sondage indique qu’il y a eu une diminution de 46% de confiance dans les réseaux sociaux en un an, et seulement 12% des sondés font confiance dans les institutions gouvernementales de type CNIL pour protéger leur données personnelles. Pour Antonio Casilli la fin de la vie privée est un marronnier médiatique contre lequel il faut se battre.