Tribune publiée dans Les Echos
La science-fiction n’a pas pour objectif de faire craindre que la réalité rattrape un jour l’imaginaire, mais, grâce notamment à la catharsis, de se questionner sur les risques liés aux évolutions technologiques, et sur la vision du monde qu’elles proposent.
Science-fiction et catharsis
Le genre de la science-fiction fabrique des récits irréels qui se déroulent dans un futur plus ou moins proche, et s’inspirent de progrès scientifiques et techniques. Souvent, ils interrogent les conséquences humaines, sociales, économiques de ces progrès. La robotisation et l’intelligence artificielle lui offrent des sources d’inspiration inépuisables. Car ces sujets sont tout aussi fascinants qu’inquiétants. Et pour essayer de rassurer, la science-fiction traite parfois le mal par le mal. C’est ce que théorisait déjà Aristote vers 335 avant J.C pour le genre de la tragédie. Dans « La poétique » (édition Seuil, traduit par Jean Lallot et Roselyne Dupont-Roc, 27/10/2011), le philosophe grec développe l’idée selon laquelle, via sa représentation artistique (théâtrale), la tragédie a pour fonction de purger les émotions des spectateurs. Cet effet de « catharsis », les libère alors de leurs peurs.
La créature échappe à son créateur
C’est l’un des scénarios qui est souvent décliné au 19ème et début du 20ème siècle. Les progrès techniques de l’époque – l’électricité, l’automobile, la chimie, etc. – génèrent des interrogations et inquiétudes relatives à la nature de l’homme et à son humanité. La thématique de la créature qui échappe à son créateur existait avant Mary Shelley, mais son livre « Frankenstein ou le Prométhée moderne » (1818) a largement contribué à démocratiser sa déclinaison sous toutes ses formes. On pense, pour ne citer qu’eux, à la pièce de théâtre « R.U.R » (Karel Capek, 1921) dans laquelle les « robota » – à l’origine du mot « robot » – qui remplacent les ouvriers dans les usines finissent par se rebeller et tuer tous les humains. Et au film Metropolis (Fritz Lang, 1927), dans lequel une androïde finira par exhorter les ouvriers à se rebeller contre le maitre de la cité.
L’obsession
Lassé de cette « éternelle conspiration des robots » (nouvelle « Runaround », dans le magazine Analog, 1942) l’écrivain Isaac Asimov décide alors de régir les rapports entre l’homme et la machine. Ce sera l’objet de son roman « Les Robots » (« I, Robot », 1950), dans lequel il énumère les fameuses trois lois de la robotique d’Asimov*. Mais le sujet continue d’obséder et, malgré son influence, il ne parviendra pas à empêcher à toute une série de films et romans de voir le jour. De « 2001 l’odyssée de l’espace » (Stanley Kubrick, 1968, inspiré de la nouvelle « La sentinelle », Arthur C. Clarke, 1951), à Blade Runner (Ridley Scott, 1982, inspiré du roman « Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? », Philip K. Dick, 1968), les robots et les intelligences artificielles représentent des menaces sérieuses qu’il est difficile de maitriser.
Le courant cyberpunk
Avec les progrès de l’intelligence artificielle et son appropriation par les multinationales, se développent dans la littérature et le cinéma des années 1980 – 1990 des inquiétudes au sujet de la disparition de la liberté des individus. C’est le courant cyberpunk. Il raconte, avec une vision pessimiste, un futur proche à la pointe de la technologie, et fait évoluer des héros souvent désabusés. C’est à ce moment que l’on commence à connecter les machines aux cerveaux humains. Comme dans le roman « Neuromancien » (William Gibson, 1985), où de grandes corporations technologiques ont pris le contrôle de la vie quotidienne. Ce livre a influencé le film Matrix (Lana et Lilly Wachowski, 1999), dans lequel un groupe de hackers sont chargés de libérer le monde du joug des machines. On retrouve aussi cette idée dans le film Existenz (David Cronenberg, 1999) dans lequel des jeux sont directement connectés au système nerveux.
Le courant transhumaniste
Puis arrive le mouvement transhumaniste, selon lequel l’homme peut être amélioré grâce à la machine. C’est le cas dans le film « Eternal sunshine of the spotless mind » (Michel Gondry, 2004) dans lequel on peut effacer des souvenirs pour supprimer des traumatismes ; dans le roman « Rainbows End » (Vernor Vinge, 2007) où un poète de 75 ans atteint de la maladie d’Alzheimer retrouve la mémoire grâce au progrès des technologies médicales ; ou dans le film « Ghost in the shell » (Ruppert Sanders, 2017) où une humaine aux capacités cybernétique lutte contre de dangereux criminels.
L’intelligence artificielle au service du collectif, de la politique
Dans le film Robot and Franck (Jake Schreier, 2012), et Her (Spike Jonze, 2014) le rapport technologie – humains évolue. L’intelligence artificielle est vue comme une entité douée d’empathie et d’intentions positives, comme une composante de l’intelligence collective et non comme son ennemie. Pour Jean Gabriel Ganascia, chercheur en intelligence artificielle au laboratoire informatique de Paris VI, c’est ce qui se passe dans la réalité (interview par Mathieu Vidard « nous sommes loin d’une super intelligence », Voyage au cœur de l’IA, hors-série de Libération, Décembre 2017, février 2018). Pour lui, qui dit connaissance ne dit pas domination, ni pouvoir. D’ailleurs, au stade d’évolution de la science en matière d’intelligence artificielle, si on peut automatiser certaines prises de décisions on est bien loin de pouvoir lui déléguer des fonctions complètes qui lui permettent de prendre le pouvoir.
La science-fiction, si elle a une fonction de catharsis, doit aussi être au service de la création de nouvelles perspectives pour l’humanité. Un outil politique en quelque sorte, pour proposer des pistes de réflexions et nouveaux horizons. C’est l’opinion du « collapsologue » Pablo Servigne, qui appartient au courant idéologique « effondriste » qui considère que la civilisation industrielle va bientôt s’effondrer. Selon lui, nous avons « besoin de rouvrir le champ des possibles, car l’effondrement peut réduire les perspectives, écraser l’avenir, être très toxique » (article « l’effondrement qui vient », Hors-série Socialter décembre – janvier 2019).
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*Loi numéro 1 : un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, permettre qu’un être humain soit exposé au danger.
Loi numéro 2 : un robot doit obéir aux ordres que lui donne un être humain, sauf si de tels ordres entrent en conflit avec la première loi.
Loi numéro 3 : un robot doit protéger son existence tant que cette protection n’entre pas en conflit avec la première ou la deuxième loi.