Tribune publiée dans Le Monde le 28/05/2021.
La spécialiste des nouvelles technologies Claire Gerardin invite, dans une tribune au « Monde », à abandonner la vision mécaniste de l’innovation pour s’intéresser à ses interactions avec le vivant.
Pour lutter contre le réchauffement climatique, ou du moins ralentir son évolution, le numérique, et l’un de ses porte-drapeaux la 5G, se proposent d’être des solutions. Mais, tant qu’elles s’inscrivent dans la pensée mécaniste héritée du XVIe siècle, elles sont contre-productives. Il s’agit alors de dépasser ce courant de pensée pour réconcilier 5G et écologie.
L’idée de progrès, selon laquelle demain sera meilleur qu’aujourd’hui, naît avec la révolution scientifique vers la fin du XVIe siècle. Elle est nourrie, entre autres, par une conception philosophique matérialiste de la nature : le mécanisme. Selon ce courant d’idée, la nature n’est plus vue comme une existence ou une création divine, mais comme un agrégat de particules matérielles, séparées les unes des autres, et ne comportant aucune intelligence ni sensibilité. Elles sont reliées par la loi du mouvement développée par Galilée, ou celle de la gravitation universelle de Newton. Ce courant de pensée a pour conséquence de séparer l’homme de la nature, car l’un est doué d’une aptitude à penser et à ressentir que l’autre n’a pas. Au XVIIIe siècle, l’économie néoclassique prolonge cette idée de progrès et son fondement mécaniste, ce qui a pour conséquence d’arracher l’homme à la nature. Car celle-ci est transformée en ressource destinée à être exploitée, pour améliorer le confort et la richesse des hommes.
A partir du XIXe siècle, plusieurs courants de pensée et scientifiques viennent contredire cette vision mécaniste et rapatrient la nature dans l’humanité. Avec, en tête, le darwinisme, qui place l’humain dans le processus de sélection naturelle des espèces. Puis l’éthologie (l’étude du comportement des animaux), qui met en évidence l’existence d’une subjectivité animale ayant une aptitude à la communication et aux jugements moraux. Ou encore la science de la biologie végétale, qui révèle les multiples formes d’intelligences que peuvent prendre les végétaux.
Autolimitation
Mais ces contre-courants de pensée, s’ils sont parvenus à réconcilier la nature et l’humain pour aboutir à la notion inclusive du vivant, ne suffisent pas à enterrer celui du mécanisme. En effet, grâce aux innovations technologiques, le numérique propose de participer à la résolution de la crise climatique. Par exemple, la 5G permettrait de réduire la consommation énergétique. Mais cette affirmation crée une nouvelle séparation, celle de la nature et de la technique. Car si la 5G se démocratise, elle sera de plus en plus accessible et abordable, donc consommée en masse. C’est bien sûr une source de formidables opportunités : médecine augmentée, bâtiments intelligents, télétravail, etc. Mais elle repose sur une infrastructure matérielle soumise aux mêmes contraintes environnementales que les activités consommatrices de ressources naturelles limitées. Et dans le contexte actuel, ce type d’innovation numérique ne peut se permettre de suivre une logique de croissance infinie, et doit parvenir à s’autolimiter.
Qui dit sobriété ne dit pas nécessairement « modèle amish ». Il s’agit de trouver un équilibre raisonnable pour parvenir à préserver les apports de la 5G, c’est-à-dire les services indispensables qu’elle promet de fournir. Dans cette perspective, elle ne doit plus être considérée comme un simple outil au service du développement économique, décorrélée de toute réalité politique, sociale et environnementale, mais intégrée comme un élément de ce système complexe auquel elle appartient.
Dans l’ouvrage collectif Retour sur Terre, 35 propositions, sous la direction de Dominique Bourg et Johann Chapoutot [PUF, 2020], les auteurs notent que pour comprendre cette complexité, notre lecture cognitive des événements est brouillée. Parce qu’elle est composée, entre autres, de deux réalités paradoxales qui s’entrechoquent : la fascination pour la toute-puissance du numérique d’une part, et la prise de conscience de la fragilité de nos environnements d’autre part. D’autant plus lorsque ces événements demeurent abstraits. Par exemple, lorsqu’une molécule de gaz à effet de serre est émise dans l’atmosphère, seul un tiers de sa capacité de réchauffement se déploie instantanément, les deux autres tiers le font à l’échelle de quelques décennies. La crise climatique est donc longtemps restée une idée intangible que l’on a eu de la peine à s’approprier, jusqu’à ces dernières années et ses vagues de canicule.
Dépasser les non-sens
Notre incapacité à comprendre notre époque en parvenant à dépasser ces paradoxes est aussi impactée, dans une certaine mesure, par l’abondance d’information et de ses canaux de diffusion. Nous opérons alors des sélections en fonction de nos sensibilités, ce qui fait perdre l’habitude d’être confronté à des idées variées et adverses. Chacun se construisant son propre chez soi idéologique, nos biais de confirmation sont alors actionnés aux dépens de notre esprit critique. Nous savons nous insurger contre la différence, mais nous ne savons plus penser la complexité.
Et lorsqu’une situation dépasse l’entendement, on ne parvient pas à en prendre la mesure, ce qui entraîne une démobilisation et un renoncement à agir. Cette incompréhension doit être une alerte qui incite à dépasser les non-sens. L’éducation et la recherche dans les domaines des low tech ou de la permaculture en sont de bons exemples. Mais aussi la philosophie, qui permet de relier tous les domaines des savoirs et leur complexité pour leur donner un sens. Il s’agit de dépasser la pensée mécaniste en prenant au sérieux la finitude, la vulnérabilité, et la communauté de destin que nous avons avec les autres vivants.