Tribune publiée dans Usbek & Rica le 04/08/2020
Claire Gerardin, consultante en communication et spécialiste des nouvelles technologies, revient dans cette tribune sur l’histoire culturelle du soft power chinois. On y apprend comment les techniques de guerre commerciale de la Chine émanent d’un jeu millénaire : le jeu de go, et comment la 5G pourrait mettre à mal la tactique jusque là fructueuse du pays.
Le développement économique de la Chine s’inscrit dans une stratégie de conquête commerciale lancée il y a 40 ans. Elle utilise, entre autres, une méthode pratiquée depuis plus de mille ans dans le pays, et qui aurait inspiré son art de la guerre : le jeu de go. Il signifie « jeu de l’encerclement » et consiste non pas à éliminer l’adversaire, mais à enceindre, lentement et progressivement, son territoire. Le tout pratiqué avec une attitude de « profil bas », c’est-à-dire avec humilité et discrétion. Il s’agit donc d’une conquête patiente et graduelle pour faire accepter sa suprématie, qui peut être pratiquée par des dirigeants qui n’ont pas d’horizon électoral. C’est le cas en Chine, où l’actuel président Xi Jinping est élu à vie. Il poursuit le plan d’expansion et de modernisation de l’économie lancé par son prédécesseur Deng Xiaoping à la fin des années 1970. Les occidentaux, n’ayant pas cette culture de la lenteur et de la sobriété, adoptent des stratégies plus court-termistes et mercantiles.
Pour mettre en œuvre sa stratégie de modernisation, le transfert de technologies a été l’une de ses tactiques. Le pays a alors sollicité, avec l’humilité d’une nation en besoin d’accompagnement, l’occident. Ce dernier y a vu une opportunité économique inédite. Mais la pratique de la copie faisant partie de la culture chinoise, il est très difficile de lui faire accepter des politiques de propriété intellectuelle. Cependant, au vu de l’ampleur des intérêts économiques en jeu, et de certaines pratiques d’intimidation, l’occident a peiné à lutter contre ces pratiques. Par exemple, lorsque Peugeot Citroën s’implante en Chine en 1986, il était prévu de procéder à un échange de certaines technologies contre des parts de marché. Mais le pays a contourné les limitations des secrets de fabrication et utilisé des méthodes d’espionnage pour se les approprier. Dans le secteur de la santé, en pleine épidémie de SARS-CoV-1 dans les années 2000, la Chine sollicite la France pour créer un partenariat technologique afin de se doter d’infrastructures de recherche médicale. En dépit des recommandations des services de renseignements contre un transfert de technologies ultra sensibles, la France accepte de transmettre son expertise. Mais la Chine n’a pas respecté les termes du contrat, elle gère désormais seules les activités de son laboratoire P4, et il n’y a aucune coopération scientifique et économique entre les deux pays. Dans le secteur nucléaire, en 2007, la France vend deux réacteurs de nouvelle génération à la Chine, sous condition d’utiliser les technologies transférées uniquement sur son territoire national. Or, aujourd’hui, la Chine prévoit d’exporter sa technologie nucléaire à une trentaine de pays dont l’Iran, la Turquie, ou encore l’Afrique du sud.
La Chine maitrise désormais des technologies de pointe et compte de nombreuses puissantes industries nationales. Elle s’engage aujourd’hui dans une mondialisation alternative. En 2013, elle a lancé le projet des nouvelles routes de la soie, qui lui permettront d’acheminer ses produits en Asie centrale, Russie, Moyen Orient, Afrique, et Europe. Elle financera et se rendra propriétaire au passage de nombreuses infrastructures routières, ferroviaires, et portuaires.
Avec l’avènement de la 5G – qui permettra aux utilisateurs d’obtenir une connectivité dix fois plus rapide qu’avec la 4G, et aux entreprises de développer de multiples objets connectés comme la voiture autonome – il semble que l’occident commence à renverser le jeu de la Chine. Son fleuron privé (mais allié du parti communiste et de ses services de sécurité) Huawei fait partie, avec les européens Ericsson et Nokia, des trois entreprises mondiales capables d’équiper les opérateurs télécoms pour ce projet. Mais, étant soupçonnée d’espionnage pour le compte de Pékin, elle est en passe d’être révoquée et bannie. En effet, le directeur général de l’ANSSI a déclaré que les opérateurs français utilisant actuellement ses infrastructures recevront, pour le déploiement de la 5G, des autorisations d’exploitation limitées dans le temps. C’est-à-dire que d’ici à huit ans, Bouygues et SFR devront changer tous leurs équipements. Idem au Royaume Uni, où les opérateurs ne pourront plus se fournir auprès de l’entreprise dès janvier 2021, et devront retirer leurs équipements existants avant 2027. De leur côté, les Etats Unis ont adopté une approche plus musclée, et ont déclaré une guerre économique à la Chine. En 2018, ils ont imposé des surtaxes douanières sur certains de leurs produits. Puis c’est l’escalade diplomatique lorsque Meng Wanzhou, directrice financière de Huawei et fille du fondateur de l’entreprise est arrêtée à Vancouver sur demande américaine en décembre 2018. Elle est accusée de vol de secret commerciaux et de violation de l’embargo sur l’Iran. Et la guerre devient personnelle lorsqu’en Mai 2019, Donald Trump interdit à toutes les entreprises américaines de travailler avec Huawei.
Le déploiement de la 5G, entre autres, catalyse les tensions et rapports de pouvoir avec la Chine. L’Europe, qui n’adopte ni une stratégie de guerre ni une approche de jeu de go, a déclaré qu’elle allait dorénavant concrétiser la fin de sa naïveté à l’égard de la Chine. Ce qui ne semble pas perturber l’ambition de son dirigeant. Xi Jinping répond à cette annonce en rappelant qu’en matière d’industrialisation, son pays est parvenu à réaliser en 40 ans ce que l’occident a réalisé en trois siècles.