Reconnaissance faciale : « Il existe encore en France des garde-fous en matière de données biométriques »

Tribune publiée dans Le Monde le 22/01/2020

Si la loi française garantit la liberté des personnes « contre une reconnaissance faciale encore trop peu performante », il faut questionner les usages futurs de cet outil, notamment en termes de surveillance sécuritaire, souligne, dans une tribune au « Monde », la consultante en communication Claire Gerardin.

Depuis plus d’un siècle se pose la question de savoir jusqu’où l’objectif de garantir la sécurité des personnes n’empiète pas, ou pas trop, sur leur liberté, et sur leur vie privée. La technologie de la reconnaissance faciale relance de nouveau le débat.
Aujourd’hui, dans un contexte de menace terroriste, mais aussi de certaines rhétoriques anxiogènes, garantir la sécurité des citoyens est au cœur des préoccupations publiques et électorales. Cela représente une opportunité pour les industriels, qui développent des outils de plus en plus performants en matière de surveillance sécuritaire comme ceux de la reconnaissance faciale.

Authentifier, identifier

Basée sur des techniques de biométrie – qui permettent d’extraire des caractéristiques physiques, biologiques et comportementales d’un individu, cette technologie consiste à filmer ou photographier une personne pour constituer un gabarit, c’est-à-dire sa signature biométrique. La plupart des usages de la reconnaissance faciale aujourd’hui poursuivent des objectifs d’authentification ou d’identification de personnes.

Pour ce faire, on doit pouvoir faire correspondre une image captée en temps réel à un gabarit enregistré dans une base de données. Ce qui implique d’avoir accès à une telle base de données, et qu’elle soit constituée d’images acquises dans les mêmes conditions qu’en situation de captation afin de permettre l’appariement. Pour les applications du type de la reconnaissance des personnes aux aéroports, on approche, en comparant une photo de passeport à une photo posée prise au guichet du douanier, les 100 % de succès.

Mais pour toutes les situations de mobilité (lorsqu’une personne marche dans la rue, par exemple), l’efficacité de ces techniques est encore très limitée. Car les capteurs sont vite pris en défaut par de nombreuses variations telles que la rotation du visage, son expression – le visage comportant 40 muscles, on imagine le nombre de combinatoires [regroupement de phénomènes] liées à leur activation simultanée ou non – l’éclairage, la pilosité, le port d’un chapeau ou de lunettes, le maquillage, etc. Dans de tels cas, on observe des taux d’erreurs qui atteignent souvent… 100 %. Ces capteurs devraient évoluer avec l’émergence de la technologie de la 3D et des capteurs de flux thermiques qui fonctionnent grâce au thermogramme [carte thermique] facial, déterminé par la graisse, les muscles et les os.

On cite souvent la Chine comme exemple de cauchemar en matière de reconnaissance faciale, avec la mise en place de son système de « crédit social ». Mais, d’une part, ce programme n’est pas entériné, il est encore en test dans 43 villes ; et, d’autre part, les technologies utilisées ne sont pas aussi performantes qu’on l’imagine. Par ailleurs, la notion de citoyenneté selon le régime chinois ne relève pas de la même logique qu’en Occident, et le système de notation des citoyens n’a pas attendu la reconnaissance faciale pour être institué. Cette notation est en fait déjà pratiquée sous diverses formes depuis de nombreuses années dans ce pays (« China’s Social Credit System : A Chimera with Real Claws », Séverine Arsène, Visions n°110, IFRI, novembre 2019). Enfin, la collecte de données biométriques suscite actuellement une vague d’oppositions qui a incité le gouvernement à préparer une loi sur la protection des données personnelles.

Vide juridique

En France, presque toutes les villes sont équipées de systèmes de caméras de surveillance, mais quasiment aucun n’est couplé ni à une technologie de reconnaissance faciale, ni à une base de données. La loi actuelle laissant un certain vide juridique en matière d’expérimentations d’identification par reconnaissance faciale, certaines collectivités (comme Nice ou Marseille) ont lancé des initiatives mais la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) s’y est opposée. Le projet gouvernemental d’authentification Alicem – qui prévoyait de donner accès à différents services publics en ligne au moyen d’une authentification par reconnaissance faciale – a fait l’objet d’un avis critique de la CNIL et d’un recours déposé par l’association La Quadrature du Net. Le décret autorisant sa création a été publié en mai dernier, mais le projet est toujours en phase de test. Le secrétaire d’Etat au numérique, Cédric O, a indiqué fin décembre 2019 qu’aucune date de déploiement n’était encore fixée et qu’un « travail de consultation » était en cours « par le Conseil national du numérique ainsi qu’une mission parlementaire ».

Il existe en Europe et en France des garde-fous protégeant la liberté des personnes contre la reconnaissance faciale. L’identification automatique sur les voies publiques d’un individu par des caméras de surveillance et son croisement avec une base de données sont formellement interdits, sauf en cas de demande par un juge pour un délit criminel. Pour les systèmes d’authentification, le règlement général sur la protection des données (RGPD) impose d’obtenir le consentement préalable de l’individu, de lui proposer une autre solution que la reconnaissance faciale, et ses données personnelles ne peuvent être conservées.

La reconnaissance faciale est déjà utilisée pour favoriser des conforts d’usage comme passer plus rapidement le contrôle des douanes, déverrouiller son smartphone, ou retrouver des amis sur Facebook. Ces usages anodins nous accoutument à son utilisation, nous la rendent acceptable. Néanmoins, cette technologie est encore une « chimère », car elle n’est pas performante pour des usages plus élaborés. Mais puisqu’elle le sera un jour, il faut questionner dès aujourd’hui les objectifs de ses futurs usages : sécurité, surveillance, confort d’usage ?