Tribune publiée das Le Monde le 07/04/2018
L’ambition de créer des univers fictifs – à des fins de divertissement mais aussi professionnels – n’est pas nouvelle. Aujourd’hui, la réalité virtuelle est un outil puissant au service de nombreux usages, un formidable levier d’innovation. Mais des études ont démontré la manière et l’intensité avec laquelle elle peut influencer certains de nos comportements. Soulevant ainsi plusieurs questions d’ordre éthique.
De la CAO à la réalité virtuelle
Cela fait presque 60 ans que la science s’intéresse à tout ce qui permet de reproduire le réel de manière virtuelle. En 1962, le réalisateur Morton Heilig invente le Sensorama, un dispositif de cinéma immersif. Puis en 1968, l’ingénieur en informatique et pionnier de l’Internet Ivan Sutherland crée le premier casque de visualisation interactive, le « ultimate display », appelé aussi le « incredible helmet » (casque incroyable). Mais le vrai ancêtre de la réalité virtuelle, c’est la conception assistée par ordinateur (CAO). Inventée dans les années 1990 par les secteurs de l’industrie et de l’ingénierie, elle servait à concevoir et à tester virtuellement des prototypes avant de les construire (avions, voiture, bâtiments, etc.). Elle a ensuite permis de développer des simulateurs de vols, dont l’armée américaine a été la première à se servir dans les années 1995. Et de nombreux autres secteurs se sont inspirés de ce système pour développer des dispositifs de formation (conduite de TGV, pratiques chirurgicales, etc.). Puis il faudra attendre que les puissances de calcul des ordinateurs augmentent, c’est-à-dire les années 2010 – 2015, pour pouvoir aller au-delà de ces applications.
La réalité virtuelle aujourd’hui
C’est « un ensemble de techniques et de systèmes qui procurent à l’homme le sentiment de pénétrer dans des univers synthétiques créés sur internet » (Jean Segura, spécialiste de l’image de synthèse et des usages du virtuel, Etat du marché de la réalité virtuelle, CSA, juillet 2016). On s’immerge dans ces univers grâce à l’Oculus Rift de Facebook, à l’HTC Vive, ou encore à la Playstation VR de Sony. On peut bien sûr y jouer à des jeux vidéo (le site Sens Critique en liste ici 298). Mais la réalité virtuelle dépasse désormais le cadre du divertissement. C’est ce qu’a démontré la deuxième édition du salon Virtuality 2018 qui se tenait à Paris en février dernier, destiné principalement à un public de professionnels. On a pu y découvrir que la réalité virtuelle est utilisée dans de nombreux domaines : en psychiatrie pour se débarrasser de certaines phobies (MyReVe); en kinésithérapie pour la rééducation fonctionnelle (KineQuantum); dans la vente immobilière pour proposer des visites virtuelles (le POD de la BNP Paribas Real Estate); dans la distribution pour créer des «holo-boutiques connectées » (VR-Things); dans la culture pour proposer des visites virtuelles (le « cabinet de la réalité virtuelle » du Muséum national d’histoire naturelle de Paris) ; ou encore dans l’humanitaire pour inciter au don (le programme UNVR de l’ONU).
La réalité virtuelle et l’hypnose : quelques similitudes
Comme pour toute nouvelle technologie aux usages multiples et prometteurs, les concepteurs et utilisateurs de la réalité virtuelle doivent connaitre les questions éthiques qu’elles soulèvent. C’est l’avis de Bahman Ajang, Psychologue cognitiviste et consultant. Invité à partager son expertise au salon Virtuality 2018, il a présenté, sur la base d’études scientifiques, les impacts potentiels de la réalité virtuelle sur le psychisme.
Par exemple, la douleur et l’anxiété d’un grand brulé sont fortement diminuées lorsqu’il est immergé, de manière virtuelle, dans un environnement glacé où il manipule de la neige. Ce ressenti est possible grâce à ce que l’on appelle le sentiment de présence. C’est-à-dire que les stimulis virtuels passent au premier plan de la conscience, devant ceux de la connaissance de l’environnement réel. La faculté d’absorption est alors stimulée – cette grande capacité à se concentrer et à se projeter comme lorsque l’on regarde un film ou on lit un livre – et induit une perte de la notion de temps qui passe.
Cet état est alors très proche de celui de l’hypnose, qui consiste à immerger un patient dans un environnement imaginaire rassurant afin de résoudre certaines de ses tensions. Mais à la différence de cette dernière, les environnements de la réalité virtuelle ne sont pas toujours sécurisants (dans des jeux de combats par exemple). Et dans une certaine mesure, les univers dans lesquels elle nous plonge sont « imposés » puisqu’ils ne sont pas issus de nos imaginaires.
Pourquoi la réalité est apte à nous impacter ?
En psychologie, selon la théorie de l’effet Proteus (Nick Yee, Jeremy Bailenson, 2007), lorsqu’un sujet est représenté par un avatar dans un environnement virtuel, son comportement est modifié de manière significative. Par exemple, dans une situation de négociation, un individu est beaucoup plus agressif lorsque son avatar est plus grand que lui que lorsqu’il est de même taille ou plus petit. Sa représentation virtuelle influence donc sa conduite. Et cet effet peut se prolonger jusqu’à une semaine après l’immersion.
Si la réalité virtuelle a autant d’impact sur ses utilisateurs, c’est à cause de la plasticité de l’esprit concernant le Soi, démontré dans l’expérience de la main en caoutchouc (« Rubber hand illusion », Borvinick & Cohen, 1998). Elle consiste à mettre en place une illusion : un sujet est assis à une table sur laquelle repose une main en caoutchouc, et sa vraie main est dissimulée à sa vue. Le chercheur tapote simultanément la main du sujet et celle en caoutchouc. Au bout d’un certain temps, le sujet affirme avoir la sensation que la fausse main lui appartient.
C’est aussi à cause de l’illusion d’incarnation démontrée par l’expérience de Leggenhager en 2007. Lorsqu’un sujet est représenté par un avatar réaliste, et qu’un chercheur tapote le dos de cet avatar avec un bâton, le sujet qui regarde son avatar dit ressentir les tapotements dans son propre dos.
Ces deux expériences démontrent que la manière dont un sujet se représente son corps est influençable. La réalité virtuelle touche alors les zones cérébrales et les mécanismes psychologiques à l’œuvre dans notre expérience de la réalité, dans notre rapport à notre corps et au monde.
Par ailleurs, ce rapport au monde n’est pas une évidence, car il peut être fragilisé chez certaines personnes. Il existe en effet un trouble médical rare, qui concerne environ 10% des patients psychiatriques, celui de la déréalisation et de la dépersonnalisation, qui vont souvent de pair. Il s’agit d’un trouble de la conscience de soi, un sentiment d’étrangeté, d’irréalité vis-à-vis de ses propres pensées, ou tout semble irréel, comme dans un rêve.
La réalité virtuelle et l’éthique
Selon le médecin, théologien, philosophe et musicien Albert Schweitzer, « l’éthique c’est la reconnaissance de notre responsabilité envers tout ce qui vit » (The philosophy of civilization and ethics, Collection digitallibraryindia, 1947). Avec les avancées fulgurantes des technologies d’immersion, la réalité virtuelle va bientôt pouvoir substituer tous les sens humains. Et pour Bahman Ajang, il est grand temps de délimiter un cadre éthique lié à son utilisation. C’est ce qu’ont fait en 2016 les chercheurs Michael Madary et Thomas Metzinger en publiant un code éthique en matière de recherche en réalité virtuelle. Ils y proposent notamment d’appliquer la règle fondamentale de prévenir les utilisateurs que tous les effets de la réalité virtuelle ne sont pas encore connus, notamment ceux liés aux immersions répétées. Mais il reste encore de nombreuses questions à aborder. Qu’en est-il de la problématique du double usage (selon laquelle une technologie peut être détournée de son usage premier) ? Faut-il prévoir un cadre d’utilisation spécifique pour les personnes vulnérables (enfants, personnes âgées, patients psychiatriques) ? Faut-il interdire dans la réalité virtuelle ce qui est interdit dans la vie réelle ? Quid du phénomène de désensibilisation déjà débattu pour les jeux vidéo ? Que va-t-on faire des données comportementales collectées par les applications ? Doit-on encadrer la diffusion de publicité dans les environnements de réalité virtuelle ?