Tribune publiée dans Le Monde le 22/06/2018
Nous le savons bien, réseaux sociaux, messageries instantanées, applications de réservation, d’actualité, de visionnage de vidéos… tous ont pour objectif de faire rester leurs utilisateurs le plus longtemps possible sur leurs pages. Ils peuvent ainsi collecter des données sur eux, afin de les exposer à la diffusion de publicités personnalisées. C’est ce qu’on appelle l’économie de l’attention. Mais la genèse et les méthodes de ce qui est devenu une véritable science pratique, ainsi que les pathologies psychologiques et sociales qu’elle peut engendrer, sont moins connues.
A la fin du XIXe siècle, le sociologue et psychologue Gabriel Tarde (1843-1904) étudie et développe une théorie alors concurrente de la sociologie d’Emile Durkheim (1858-1917), le père de la sociologie moderne, à travers plusieurs ouvrages comme Les Lois de l’imitation (1890), Monadologie et Sociologie (1893), L’Opinion et la Foule (1901) et Psychologie économique (1902). Il y décrit les moyens de retenir l’attention (des techniques de rétention), ressource devenue rare dans un contexte de surabondance d’informations et de produits.
Les designers web appliquent sans le savoir certaines de ces méthodes, enseignées notamment à l’Université de Stanford dans son Persuasive Tech Lab. Comme par exemple la « captologie », c’est-à-dire l’étude de l’informatique et des technologies numériques comme outil d’influence et de persuasion des individus » (selon la définition Wikipedia). Ou encore le « nudge » (coup de pouce), selon lequel « des suggestions indirectes peuvent, sans forcer, influencer les motivations, les incitations et la prise de décision des groupes et des individus » (Wikipedia). Ces techniques de rétention jouent, entre autres, sur la fameuse « FOMO » (fear of missing out, la peur de manquer quelque chose – une nouvelle, un évènement) et sur notre « goût immodéré du jeu qui active notre archaïque besoin de récompenses et nous gorge de dopamine » (« Internet nous rend-il cons ? », Béatrice Sutter, l’ADN n° 14, 23 avril 2018).
Les techniques de rétention les plus connues sont les suivantes.
L’exploitation de la paresse et de l’inertie : c’est ce que font par exemple les plateformes de vidéo en ligne (Netflix, Amazon prime, CanalPlay, etc.) lorsque, à la fin d’un épisode, le suivant se lance automatiquement.
L’enrôlement en montrant ce qu’il y a à venir : c’est ce qu’utilisent les plateformes de chauffeurs privés comme Uber pour inciter ses chauffeurs à travailler plus longtemps. En pratique, ils peuvent arrêter de travailler lorsqu’ils le souhaitent. Mais l’application leur indique, avant même qu’une course ne soit terminée, qu’une autre les attend.
La flatterie de l’ego avec des systèmes de bonification et de récompenses : likes, partages, commentaires.
Le maintien en alerte : avec l’envoi de notifications qui s’affichent sur l’écran de veille des smartphones pour signifier qu’une information mérite attention, ce qui fait alors cliquer sur l’application émettrice.
Ces techniques s’appuient sur les biais cognitifs qui affectent nos jugements et nos décisions. Alors que nous attribuons ces derniers à des réflexions rationnelles, ils sont en fait presque toujours influencés par des processus cognitifs. Le psychologue et prix Nobel d’économie 2002 Daniel Kahneman en décrit 150 dans son livre Système 1 / Système 2, les deux vitesses de la pensée (Flammarion, 2012). Parmi eux, on trouve le biais de représentativité, qui détermine un jugement sur la base de généralisations, par exemple, si Paul est introverti et porte des lunettes, on en déduit qu’il est intelligent ; le biais de confirmation, qui fait attribuer plus de poids à des croyances qu’à des preuves, même si ces dernières infirment les premières, par exemple Paul pense que les OGM causent le cancer, pourtant, aucune étude scientifique ne l’a encore démontré ; ou encore le biais de simple exposition, selon lequel plus on est exposé à un stimulus (personne, produit, marque, etc.), plus il est probable que nous finirons par l’apprécier, par exemple lorsque Paul regarde plusieurs fois une publicité pour un parfum, il finira par penser qu’il lui plait sans pourtant ne l’avoir jamais senti.
Le déferlement de ces techniques d’incitation à l’hyper-connexion suscite bien sûr des résistances. Fabien Girardin, co fondateur du groupe de réflexion Near Future Laboratory, a ainsi dressé une liste de nouvelles pathologies. Pour n’en citer que quelques-unes, présentées dans son projet de design fiction « 6andMe » : il y a, tout d’abord,
Le syndrome d’anxiété : qui se traduit par le besoin de capturer et de partager des moments de vie par peur de ne pas pouvoir être capable de les vivre de nouveau, et qui fait confondre plaisir de les vivre et plaisir de les utiliser pour la postérité.
La schizophrénie de profil : trouble de la personnalité résultant de la perte de contrôle des multiples profils créés en ligne, dans lesquels les informations sont différentes d’un réseau social à l’autre.
L’athazagoraphobie : qui se manifeste par la peur d’être ignoré sur les réseaux sociaux.
Le syndrome de l’assombrissement : trouble du jugement lié au fait de s’être trop renseigné sur une personne en ligne via les moteurs de recherche et les réseaux sociaux, et qui conduit à des situations sociales embarrassantes.
Pour Hubert Guillaud, journaliste à Internet Actus.net, notre dépendance est un symptôme et non une cause des maux contemporains. Symptôme par exemple de la colère et de l’anxiété provoquée par les nouvelles approches de management qui accroissent la pression exercée sur les collaborateurs : « Le numérique sert de bouc émissaire d’autres transformations à l’œuvre dans notre société » (Internet, facile bouc émissaire, 5 juillet 2012). Il considère cependant que les propositions de ceux qu’il appelle les « déconnexionnistes » – qui prônent la régulation de l’addiction, et l’apprentissage de la déconnexion – ne sont pas de bonnes solutions. Dans cette optique, ce serait en effet l’utilisateur qui serait responsable de son addiction, et cdevrait trouver les moyens de résister. Il serait coupable, alors qu’il est en fait une victime. L’enjeu est plutôt de trouver un compromis entre la volonté des entreprises numériques de capter l’attention, et celle des utilisateurs de bénéficier des multiples possibilités offertes par internet.
A l’instar de l’ancien « design ethicist » de Google Tristan Harris qui, avec plusieurs anciens ingénieurs de Facebook et Apple, a créé le Center for Humane Technology, Hubert Guillaud milite pour sensibiliser le public, recentrer la conception des applications sur les besoins humains et inciter les gouvernements à réglementer les pratiques. Par exemple en créant des droits à l’intégrité cognitive, des normes de « haute qualité attentionnelle », ou encore des « labels d’attention responsable » (conférence Ethics by Design, 12 mai 2017).