« Aussi réjouissantes qu’angoissantes, les évolutions de l’intelligence artificielle sont plus fantasmées que questionnées »

Tribune publiée dans Le Monde le 30/09/2024

L’intelligence artificielle (IA) suscite un émerveillement comparable à celui de la révolution industrielle du XIXe siècle. Mais les appels à la prudence se multiplient, comme en témoignent les initiatives de projet de loi visant à encadrer le développement et l’utilisation de l’IA en Californie ou la récente initiative gouvernementale de la France de mesurer son impact environnemental. Ces préoccupations illustrent les interrogations fondamentales sur notre rapport à la technologie, notre orgueil et notre désir de croire en un progrès illimité.

La capacité de l’humain à transformer son environnement par la technique et le langage (via les récits qui structurent notre vision du monde) définit sa condition. Cette liberté se manifeste par le désir constant de repousser les frontières du possible, comme l’illustrent la recherche en intelligence artificielle et l’émergence d’applications telles que ChatGPT (et sa récente amélioration incrémentale o1), Gemini ou Llama.

Aussi réjouissantes qu’angoissantes, ces évolutions sont parfois plus fantasmées que questionnées. Car si les techniques de base de l’apprentissage profond – une branche de l’IA où les machines apprennent à partir de données – sont connues depuis les années 1950, l’apparition récente d’applications concrètes comme les modèles de langage de grande taille (LLM, pour large language models), entraînés sur des quantités massives de textes depuis 2018, a surpris le grand public. Mais pas les chercheurs en IA, qui en connaissaient déjà le potentiel.

Engouement du public

La surprise vient de l’engouement du public pour ces systèmes. Après l’échec du chatbot Tay de Microsoft il y a quelques années et les critiques envers Galactica, l’outil d’aide à la rédaction scientifique de Meta, ChatGPT a étonné en rencontrant un succès fulgurant dès son lancement. Cet engouement a sans doute été motivé par sa facilité d’utilisation, sa capacité à fournir des réponses cohérentes et un marketing efficacement axé sur le potentiel d’utilisation.

Pour Yann Le Cun, responsable de l’intelligence artificielle chez Meta, et père du deep learning [l’apprentissage profond] – un sous-domaine de l’apprentissage profond qui utilise des réseaux de neurones artificiels pour analyser et interpréter des données complexes –, interviewé dans le podcast « Do It Yourself », cette maîtrise du langage par les LLM peut sembler impressionnante, mais elle est en réalité basée sur des modèles statistiques simples et ne reflète pas une véritable intelligence.

En effet, l’intelligence implique une compréhension profonde du monde physique – obtenue par des données sensorielles –, une mémoire persistante, un raisonnement logique et une capacité de planification. Il faudrait alors abandonner les approches génératives, trop limitées pour appréhender le monde physique, pour parvenir à créer une réelle intelligence artificielle. Les architectures non génératives, qui se basent sur une représentation abstraite des contenus des vidéos et images, semblent plus prometteuses.

Si l’intelligence artificielle est encore loin d’exister, les nouvelles technologies, dont les LLM, transforment néanmoins profondément notre mode de vie. A l’instar de ce que la révolution industrielle avait provoqué comme bouleversements dans la société de son époque. Comme le note la philosophe Barbara Stiegler (Nietzsche et la vie, Folio essais, 2021), Nietzsche (1844-1900) fut parmi les premiers à se demander comment continuer à habiter le monde dans un tel contexte de changement radical.

Un orgueil paradoxal

Selon lui, ce « flux absolu » se manifeste par l’accélération des rythmes de vie et la disparition des frontières traditionnelles. A savoir les croyances et les repères structurants tels que la religion, la métaphysique, la morale, le droit ou encore la politique. Ce qui érode toute stabilité et entrave notre capacité de réflexion.

Face à ces défis, deux comportements émergent :

– la résistance, qui se traduit par un repli sur des identités fermées et rigides (la nation, la race, la communauté, l’individu souverain, etc.) ;

– et l’adaptation de surface, qui, bien qu’apparemment flexible, ne change pas véritablement nos structures internes ni ne s’ajuste profondément à l’environnement.

A l’inverse, Nietzsche propose plutôt de « digérer » le flux continu de changements, une idée inspirée de ses études sur la biologie de la digestion et du métabolisme. Il s’agit d’une évolution active, impliquant une métamorphose de soi-même et de son environnement. Cette thérapeutique, qu’il nomme « médecine de la culture », doit s’imposer comme la seule signification de la philosophie.

Raphaël Enthoven nous invite à questionner certains de ces désordres intérieurs qui constituent nos structures internes dont parle Nietzsche, comme l’orgueil et le désir de croire (L’Esprit artificiel. Une machine ne sera jamais philosophe, Editions de l’Observatoire, 2024, 185 pages, 19 euros). Il souligne que la peur de voir nos créations nous dépasser, récurrente dans les mythes et la fiction (de Pygmalion à l’IA en passant par Pinocchio, Frankenstein, Terminator et Matrix), révèle notre tendance à nous comparer à Dieu, seul capable de créer des êtres libres et conscients.

Cette crainte masque un orgueil paradoxal : en nous déclarant vaincus par nos créations, nous nous attribuons implicitement le pouvoir divin de les avoir engendrées. En outre, notre véritable adversaire n’est pas l’IA elle-même, mais notre propension à la croire toute-puissante, une illusion entretenue par notre désir de nous laisser séduire par l’image d’une machine surpassant l’humain.