Que sait-on vraiment du libra de Facebook ?

Tribune publiée dans Les Echos

La cryptomonnaie libra – créé par Libra networks, la filiale de Facebook – est un projet ambitieux, mais encore nébuleux dans sa définition. Ce qui génère de nombreuses inquiétudes et spéculations.

Un nouveau marché

Si le bitcoin était un projet politique, le libra est un projet à but purement lucratif. Pour Michel Ruimy, Professeur à SciencesPo et économiste à la banque de France, suite à ses nombreuses frasques (l’ingérence russe dans les élections américaines, le scandale Cambridge Analytica, la diffusion en direct d’un acte terroriste, etc.), Facebook est en phase de recherche de nouveaux débouchés. En s’associant avec de grands noms du numérique – une trentaine d’investisseurs comme Uber, Iliad, Spotify ou encore Booking.com, se partageront la gouvernance du projet – il peut en effet espérer retrouver la confiance de ses clients et en conquérir de nouveaux. Notamment en touchant les populations non bancarisées, qui de toutes façons n’intéressent pas beaucoup les banques traditionnelles. (France Culture, Entendez-vous l’eco ? Libra : quand Facebook s’invite dans notre portefeuille, 21/06/2019).

L’appel au démantèlement

Avec le libra, Facebook cible 2,6 milliards d’utilisateurs (de Facebook Messenger, WhatsApp, et Instagram), et pourrait ainsi créer une masse monétaire comparable à celle des grandes monnaies. C’est ce qui inquiète Gilles Babinet, Vice-président du Conseil national du numérique, qui préconise de démanteler la firme. Car pour lui, le géant américain gagnerait alors une puissance inégalée, concurrente de celle des Etats, et une capacité inédite d’influencer les achats des utilisateurs.

L’avocate d’affaires spécialisée dans les crypto-monnaies Michelle Abraham pense que la firme américaine a déjà anticipé ce potentiel démantèlement, raison pour laquelle elle a installé le siège de sa filiale en Suisse. Car le pays garantit une stabilité juridique unique au monde, qui rend inattaquables les entités implantées sur son sol. Pour Gregory Raymond, journaliste spécialisé dans les crypto-actifs chez Capital, Facebook pourrait aussi, pour les mêmes raisons, accélérer son projet de cryptomonnaie. Car aujourd’hui l’entreprise est encore liée aux devises et à la puissance des états, mais en développant sa propre monnaie elle gagnera en liberté et en indépendance sur la souveraineté monétaire. (Arrêt sur images, « Cryptomonnaie : il faut démanteler Facebook » 14/06/2019).

Confusions et ambiguïtés

Mais avant de sonner l’alarme il s’agit d’éclaircir plusieurs zones d’ombre. La première concerne une confusion des genres. Patrice Baubeau, historien de l’économie et de la monnaie, note en effet que dans le livre blanc publié par Facebook pour expliciter les contours de son projet, la définition du libra est ambiguë. Il est en effet présenté comme une « currency », c’est-à-dire un objet de transaction. Seulement en français cela est traduit par « devise » ce qui n’est pas tout à fait l’équivalent d’une monnaie. Une devise est une unité monétaire acceptée par un pays étranger, tandis que la monnaie est celle de son pays. Sans compter que, puisqu’il est indexé sur un panier de devises, le libra n’est pas une cryptomonnaie mais un crypto actif.

Une autre ambiguïté concerne la valorisation du libra. D’une part, elle serait la contrepartie de devises du bon du trésor – une valeur sure – et, d’autre part, elle proviendrait de son usage par les utilisateurs – plus elle est utilisée plus on peut lui faire confiance. Mais la garantie par la contrepartie d’actifs est un gage de stabilité et non de valeur d’une monnaie. La stabilité est assurée par les banques centrales qui doivent soutenir le cours de la monnaie (en l’achetant massivement en cas de pression à la baisse, et en la revendant en cas de pression à la hausse). Or, rien n’indique dans le livre blanc que la Libra Networks agira comme une banque centrale afin de soutenir le cours de sa cryptomonnaie.  (France Culture, La question du jour, Le libra : pourquoi Facebook veut créer une nouvelle monnaie ? 20/06/2019).

Blanchiment d’argent et règlementation

Une autre zone de flou est la question, non résolue, du blanchiment d’argent. Pour effectuer des transferts de fonds, la réglementation impose aux banques d’être en mesure de pouvoir fournir l’identité de leurs clients. Mais WhatsApp est une messagerie chiffrée (afin de respecter la confidentialité des données de ses utilisateurs). Nathalie Janson, économiste, spécialiste de la banque libre et de la régulation bancaire, et enseignante à la Neoma Business School de Rouen note que pour résoudre ce problème, Mark Zuckerberg aurait déjà commencé à négocier avec les autorités américaines et proposé de rendre les utilisateurs traçables via leurs pseudonymes. Il compte ensuite accepter l’accompagnement des régulateurs de tous les pays où il distribuera sa cryptomonnaie. Mais certains pays ont des réglementations souples avec les blanchiments de capitaux et les paradis fiscaux, à l’instar de l’Etat du Delaware. Le libra aurait alors plutôt besoin d’une réglementation internationale, ce qui ne semble pas être envisagé par les autorités. (France Culture, Entendez-vous l’eco ? Libra : quand Facebook s’invite dans notre portefeuille, 21/06/2019)

Souveraineté numérique et financière

Face à ce projet aux contours encore imprécis et confus, qui pourrait, ou non, menacer la souveraineté numérique des états – c’est-à-dire la capacité des états à garantir la sécurité des infrastructures techniques, la confidentialité des données pour les entreprises et la protection des données personnelles pour les citoyens –  et leur souveraineté monétaire – c’est-à-dire la capacité des états à exercer un contrôle sur la création monétaire des banques via la réglementation et la politique monétaire qu’elles confient aux banques centrales – plusieurs pays ont réagi. Aux Etats-Unis, la présidente de la commission des Services financiers de la Chambre des représentants Maxine Waters, a demandé un moratoire sur le lancement du libra et propose aux dirigeants de Facebook de s’expliquer devant le Congrès. La Russie a fait savoir qu’elle n’autoriserait pas l’utilisation du libra dans son pays. Et en France, Facebook sera auditionné dans quelques jours par la commission d’enquête du Sénat sur la souveraineté numérique, ainsi que la Banque de France et d’autres entreprises des GAFAM.